lundi 31 mars 2008

Leçon de grammaire

- Dis, m’man, c’est quoi le genre ?

- Eh bien, en français, il existe deux genres : le masculin et le féminin. Le gâteau est du genre masculin, vois-tu, et la tarte, du genre…

- … féminin, j’ai compris !

- Parfait ! Alors, dis-moi : quel est le genre de garçon ?

- Ben, la fille, pardi !

Le poisson-clown triste

Petit poisson-clown, tu es si joli, vêtu de tes habits où l’orange vif domine !

Tu te meus avec agilité dans l’espace réduit de ton aquarium, indifférent aux paires d’yeux amusés, braqués sur toi. Fidèle à ton anémone – on devrait vous appeler les inséparables – tu t’en éloignes pourtant, le temps de faire quelques longueurs dans ton mini-bassin. Puis tu viens rejoindre ton amie pour te blottir au creux de ses tentacules…

Gentil poisson-clown, pourquoi prends-tu tout à coup cet air triste et renfrogné ? Avec un nom pareil, la morosité n’est pas de mise. Tu es contrarié, je le vois bien. Des idées noires, sans doute, te submergent. Est-ce la proximité de ta voisine la murène qui t’inquiète ? C’est vrai qu’elle n’a pas l’air commode celle-là, avec ses dents acérées…T’en fais pas, une vitre solide vous sépare.

Peut-être as-tu tout simplement envie de retrouver ta tranquillité, de goûter à un repos paisible en compagnie de ton anémone préférée ?

Joli poisson-clown, fais-moi un sourire : les portes vont bientôt se refermer sur les derniers visiteurs de la journée…

jeudi 27 mars 2008

Dans le couple, la communication est essentielle…

Nous vivons une époque formidable, où la communication règne en maître-mot.
Communication écrite, verbale, gestuelle… Nous utilisons des outils-joujoux tous plus performants et plus « efficaces » les uns que les autres (l’efficacité étant aussi cuisinée à toutes les sauces) : des appareils multifonctionnels nommés plus couramment « téléphones », des ordinateurs pourvus de messageries électroniques, des fax…
L’individu bizarroïde du vingt et unième siècle, qui, on ne sait pour quelle raison, ne s’est pas encore doté du merveilleux outil informatique, a toujours le loisir de saisir sa bonne vieille plume et de noircir sa feuille de papier vélin.
Le quidam rétif qui, en plus d’être réfractaire aux nouvelles technologies, n’a pas la plume facile, peut encore communiquer avec sa voix, son corps, la langue des signes…
Même le poupon qui ne gazouille pas encore parvient à se faire comprendre et à exprimer clairement ses émotions…
Même les dignes représentants de la gent animale, avec les moyens du bord, communiquent entre eux…
Communiquer, c’est entrer en relation avec quelqu’un, c’est transmettre un message avec l’outil de son choix. Communiquer, c’est donc écrire, voir, entendre, parler, chanter, bouger, danser, mimer, toucher… ; c’est se dévoiler, se trahir parfois…
Alors, quand je tombe ce matin sur un article qui débute par ces mots « dans le couple, la communication est essentielle » et que simultanément, j’apprends qu’un homme d’aujourd’hui, baignant dans une « ère communicante » et vivant aux côtés de sa femme, en a ignoré la grossesse pendant neuf mois, je suis dubitative.
Le déni de grossesse, phénomène méconnu, existerait bel et bien et pourrait avoir des conséquences tragiques. Effectivement. Mais au-delà des tentatives d’explications scientifiques et psychologiques, force est de reconnaître qu’un fait divers de ce type ternit singulièrement la réputation de la Communication…

jeudi 20 mars 2008

Le poids des mots ?

Avant ce matin, je n’avais pas vu son visage défiguré par la maladie, ravagé par la souffrance. J’avais entendu sur les ondes le calvaire de cette femme, atteinte d’une maladie rare et incurable. J’avais entendu les débats autour de l’euthanasie, « la bonne mort » à ce qu’il paraît, la polémique soulevée par la volonté de cette femme à mettre fin à sa souffrance atroce. J’avais entendu beaucoup de voix s’exprimer sur le sujet : discours empreints de morale, de pudeur, d’émotion, de colère, d’impuissance, de peur, de lâcheté.
Les mots, dit-on parfois, ne suffisent pas à décrire la douleur ou l’horreur. Alors ce matin, j’ai enfin osé regarder une image, une photographie de cette femme : ce que j’avais imaginé, ce que j’avais cru comprendre de son martyre était très en-deçà de la réalité. J’ai reçu ce matin son supplice comme une gifle. Son visage s’est imprimé en moi, il me hante, je ne parviens pas à l’estomper, à le rendre plus « acceptable ». La douleur d’une autre a réveillé en moi des peurs enfouies, tapies au creux de mon ventre…

L’image, ce matin, me parlait plus que les mots.

mardi 18 mars 2008

T'as pas l'air triste

T’as pas l’air triste, t’as l’air normal,
Ça t’fait marrer, c’est quoi normal ?
Tes yeux sourient, ton teint est frais
En apparence, tout est parfait.

Tu fais partie de ces gens qui
Ne disent rien, ne parlent pas
De leurs soucis, de tout ce qui
Au tout-venant ne se dit pas.

On dirait même, c’est drôle ma foi,
Que la vie pour toi n’est qu’un jeu.
Tu chantes, tu danses, tu virevoltes,
Tu tournes le dos aux rabat-joie.

Le blanc t’ennuie, les murs sont gris,
Ton pull azur, c’est ton ami.
Même tes paupières sont peintes en bleu,
T’évites le rouge, pas de révolte.

T’as pas l’air triste, t’as l’air de rien,
Tu aimes jouer avec le feu.
Tu brûles ta vie, tu cours pour ceux
Qui ont dit non à tout, à rien.

Et si d’aventure un matin
Ton secret se fait trop chagrin,
Ouvre ton cœur, ouvre tes yeux
À qui saura pleurer pour deux.

dimanche 16 mars 2008

Le vieux pliant

Dring, dring ! Chouette, enfin quatre heures ! Depuis le temps que j’attendais… Faudrait pas qu’il oublie de se réveiller ! Lui qui d’ordinaire est insomniaque, il serait fichu de roupiller comme un bienheureux... Dis, c’est pas le jour de faire la grasse matinée : on a à faire !
Ouf ! il ouvre un œil, puis deux. Il va se décrocher la mâchoire à bâiller comme ça… Hé ! Marius, regarde-moi ! Je t’attends, plié près de la porte. À côté de ta canne à pêche. Tu sais bien, tu m’as posé là hier soir pour ne pas m’oublier. M’oublier… comme si c’était possible ! Je suis tranquille : sans moi, tu n’iras pas très loin. Tes vieilles guiboles, elles ont bien du mal à te porter. Heureusement que je suis là pour accueillir ton auguste postérieur ! Je ne suis plus très costaud mais je t’ai rendu de fiers services. Depuis combien d’années tu m’emmènes taquiner la carpe ? Vingt ans ? Plus ? Je me sens un peu rouillé, ma toile est défraîchie et distendue. Bleu vif qu’elle était avant. Comme tes yeux, hein Marius ?... Allez, debout, l’ami ! En route ! C’que j’ai hâte d’arriver ! Tu sais bien que je hais le coffre de ton tacot. La claustrophobie du pliant, sans doute…
Enfin, on y est ! La rivière qui serpente, l’air chargé de rosée, les premières lueurs de l’aube… À chaque fois qu’on vient ici, c’est bien simple, je retrouve mon âme de poète. Je revis. Et toi aussi. Quel bonheur d’être là tous les deux, pêcheurs devant l’Éternel ! J’aime ces journées qui s’étirent paresseusement, les saules qui n’en finissent pas de pleurer pour nous protéger du soleil… et l’audace d’un sandre qui, te glissant entre les mains, te fait jurer comme un charretier ! Mais je déteste quand tes fesses énervées me confondent avec un trampoline ! Car j’ai envie de finir la journée dignement, moi ! Le plus tard possible, quand la nuit nous délogera, fourbus mais radieux. Alors seulement on rentrera à la maison. Alors seulement je me résignerai à attendre dans la remise au fond du jardin. À attendre la prochaine fois…

mercredi 5 mars 2008

Tu as cassé mon rêve

Longtemps, je t’ai imaginé,
Rêvé, esquissé, inventé,
Au fusain, je t’ai dessiné,
Croqué, effacé, ébauché.
Tes yeux n’avaient pas de couleur,
Ta bouche n’avait pas de saveur,
Ta silhouette était imprécise,
Ma plume hésitante, indécise.

Aujourd’hui, je vois net et clair.
Le rire au fond de tes prunelles
Brave un à un mes idéaux.
Tu sais, tu as tout pour me plaire.
J’adore jusqu’à ton grain de peau,
Ton grain d’folie, tes étincelles
Qui fusent quand je doute de tout.
Je ne peux gommer ta présence
Mais je préférais ton absence.
Hier, je te voyais partout
Dans l’ombre, la lumière, l’océan.

Tu as cassé mon rêve, c’est tout.
Ce n’est pas ta faute et pourtant
Je t’en veux d’être là, chez nous.
Tu as cassé mon rêve fou
d’un amour virtuel, c’est tout.

dimanche 2 mars 2008

La fille de

Ah ! enfin un peu de silence... Pas de scooter qui pétarade, pas de semelle qui foule le lino du couloir, pas de pleurs dans la nursery... Le silence absolu, pesant comme la chaleur moite de ce mois d’août. Je me sens bien dans cette chambre exiguë. Elle me rassure. Et je peux enfin laisser mon esprit se détendre et vagabonder comme bon lui semble. Le luxe du solitaire condamné à converser avec ses doutes et ses certitudes.Quelle heure est-il donc ? Je m’en veux d’avoir oublié ma montre ce matin. Sans elle, panique à bord, je suis perdue. Pourtant, de mon lit, j’aperçois la pendule du couloir. Mais sans lunettes, impossible de lire quoi que ce soit. Tant pis pour moi. Comme elle est jolie ! Si touchante dans son sommeil... Difficile de réaliser que cette petite bouille est celle de ma fille. MA fille ! Ça me fait tout drôle de penser que c’est la mienne. Pendant de longs mois, je l’ai fabriquée et ce matin, sans crier gare, elle s’est pointée. Je dis « ma » mais au fond, elle ne m’appartient pas. Pas plus que je n’appartiens à ma chère maman, du reste. Allons, allons ! je ne vais pas recommencer à pester après elle ! Ce n’est ni le moment ni le lieu. Elle n’est même pas là pour m’énerver. Profitons plutôt de ces instants providentiels pour contempler cette petite bonne femme abandonnée aux bras de Morphée. Comment pourrais-je me lasser d’un tel spectacle ? Quelle pensée obscure pourrait m’en détourner ? Mon corps meurtri et las n’a qu’une envie : se blottir contre celui du bébé. Pour sentir sa chaleur et sa peau de pêche... Pour s’imprégner de son odeur de petit être tout neuf... Mais je dois attendre. Attendre qu’elle se réveille et tourne instinctivement sa tête vers mes seins pour étancher sa soif de petite gloutonne. À vrai dire, je ne trouve pas qu’allaiter son enfant soit très agréable. J’ai les seins en compote et elle n’a pas même pas l’air rassasié. Faut dire que nous n’avons fait que deux tentatives jusqu’à maintenant. C’est un peu tôt pour se décourager. Il paraît qu’il faut trouver sa vitesse de croisière. Bon ! on verra bien... Tiens ! y’en a un qui s’égosille à côté. Pas content, le poussin ! C’est un garçon, je le parierais. Elle n’a pas du tout la même voix, ma Justine. Moins rauque, plus aiguë. J’espère que notre jeune voisin ne va pas réveiller tout le quartier. Le silence n’aura pas duré longtemps. Juste le temps de le dire... Les pleurs ont enfin cessé. Dans la rue, quelques voitures roulent à vive allure, leurs occupants étant sans doute pressés de regagner leurs pénates. Les feuilles des tilleuls bruissent doucement. Une brise légère rend tout à coup l’atmosphère plus respirable. La clinique de cette banlieue chic va sommeiller pendant quelques heures. À moins d’être troublée dans sa torpeur par quelque bébé décidé coûte que coûte à montrer le bout de son nez. Je vais fermer les paupières et essayer de dormir un peu. Demain sera un autre jour...
- Merci mademoiselle, je vous appellerai si j’ai un souci.
Les reins calés par un gros oreiller, je revis. Les stores vénitiens laissent la voie libre aux rayons du soleil déjà ardents en ce début de matinée. Une femme en blouse vert pâle passe la toile sur le sol strié par le soleil. Consciencieusement, son balai visite les moindres recoins pour traquer la poussière déposée pendant la nuit. Mes pensées accompagnent machinalement ses gestes réguliers. Je ne me sens ni reposée ni épuisée, seulement déphasée, incapable de me concentrer sur un point précis. J’attends Bruno sans impatience. Il a dit qu’il viendrait vers dix heures. Juste après un passage éclair au bureau pour embarquer le portable et deux ou trois dossiers urgents. Il veut rester avec nous toute la journée. C’est bien. Justine, repue et visiblement satisfaite de son sort, fait des efforts surhumains pour ouvrir son oeil gauche. Depuis la seconde où elle est née, elle refuse obstinément de me regarder droit dans les yeux. Elle a peut-être peur de voir sa mère en face. Pauvre bébé ! Qu’est-ce que mon pauvre esprit embrumé va encore imaginer ? Il est impossible que Justine ait peur de moi. Je n’ai qu’un désir : la câliner. Je ne me laisserai plus submerger par des pensées parasites, celles qui d’ordinaire polluent mon existence. J’ai franchi le pas. Maintenant, moi aussi je suis mère. Et à ce titre, bien plus forte qu’auparavant et plus décidée que jamais à combattre mes démons.
- Entrez !
Je suis contente : il est là. En retard, comme d’habitude, mais il est là. Il a même pensé à apporter des pyjamas propres.
- Comment allez-vous ce matin, mes bichettes ?
- Ça va, ça va. On est borgne toutes les deux. Moi, j’ai pas fermé l’oeil de la nuit et Justine n’arrive pas à ouvrir le sien.
- Ha, ha ! Je vois que tu n’as pas perdu ton sens de l’humour !
- M’ouais... C’est chouette d’être venu.
- Je te l’avais promis. Et puis vous me manquiez déjà...
Il est attendrissant en papa gâteau, Bruno. On le sent à deux doigts de fondre en larmes. Faut dire qu’ils le guettaient depuis longtemps, ce bébé. Une traque implacable. Une lutte sans merci. Contre la poisse. Contre ces hormones qui n’en faisaient qu’à leur tête. Et voilà, ils ont gagné ! Elle est là, leur fille, avec son délicieux minois de Cyclope ! Quelle drôle de mère je fais, tout de même… À peine née, Justine subit déjà mes moqueries. Ce doit être le poids de l’hérédité, l’inévitable transmission génétique. Si ma chère maman ne s’était pas évertuée à me rabaisser sans cesse, sans doute n’aurais-je pas aujourd’hui la dent aussi dure. À l’entendre, je n’ai jamais été bonne à grand-chose. Juste à l’agacer. Et à briller par ma médiocrité. Oh ! elle ne l’a jamais dit ouvertement. Mais elle a toujours eu l’art de se mettre en avant. Rien de plus simple pour cette femme à l’aise en toutes circonstances, particulièrement lumineuse sous les feux de la rampe. La fille de Madame. La fille de LA diva. La fille de la cantatrice la plus douée de sa génération, doublée d’une comédienne hors pair. « La fille de » : voilà ce que je suis. Ni plus ni moins. Pourquoi en voudrais-je à ma mère d’être sa fille ? Hein ? On se le demande ! Depuis le berceau, je suis tantôt un objet de comparaison, tantôt un faire-valoir, ou simplement la pâle copie de Madame. En fin de compte, je n’ai jamais rien eu à moi. Même pas le nez ou les yeux, qui sont ceux de ma mère. Mon maigre talent musical ? Il ne peut être qu’un legs maternel. Évidemment. Et mon père dans tout cela, me direz-vous ? Ai-je un père d’ailleurs ? Oui, surtout quand il s’agit de me rappeler que mon sale caractère est un héritage paternel. Forcément. « La fille de » n’est qu’une ingrate, une égoïste – c’est normal puisqu’elle est fille unique – infoutue d’admettre la chance qu’elle a d’avoir une mère comme la sienne. Une gamine timide, gauche et rougissante, constamment cachée derrière les longues jambes de Madame, devenue au fil de l’eau une jeune femme hargneuse, rebelle et insolente. Il fallait bien que je me fasse remarquer, puisqu’elle s’obstinait à m’ignorer et à privilégier sa carrière ! Eh bien, depuis hier, « la fille de » a pris du galon. Pour preuve, ce bout de femme qui s’époumone dans sa nacelle, avec un timbre de voix qui rappelle celui de...
- Hou ! hou ! Tu es sourde ?
- Non, non ! Je rêvassais, bafouillé-je honteusement.
Tu parles d’un rêve... Je vais m’abstenir de dévoiler à Bruno le fond de mes pensées coupables. « Oublie-la pour une fois » me rétorquerait-il. Et il aurait cent mille fois raison, le bougre. Mais je n’y peux rien. Ma chère maman empoisonne constamment mon existence et me contraint à entretenir une animosité maladive contre elle. Je suis encore et toujours sous son joug, que je le veuille ou non. Même absente physiquement, sa présence m’obsède. Et je n’ai qu’une hantise : qu’elle vienne s’interposer entre ma fille et moi. C’est pourquoi je suis absolument ravie que Justine m’ait attrapé le sein avec toute la vigueur de son deuxième jour de sorte qu’entre elle et moi, aucun filet d’air ne puisse circuler. Je caresse le crâne chauve de ma ventouse adorée en me jurant de consacrer dorénavant l’essentiel de mes réflexions à elle et elle seule.
- On dirait que le temps va tourner à l’orage, tu ne crois pas ?
- M’ouais, on dirait. Et alors ?
- Et alors, ça m’angoisse, tu le sais bien ! Ça ne présage rien de bon.
- Voyons, ma bichette, qu’est-ce que tu vas encore te mettre en tête ? Le temps n’a aucune importance. Savoure donc ton nouveau rôle. Il te va bien, tu sais.
Il n’a pas tort, Bruno. Je ne devrais pas me poser toutes ces questions. Mais je n’y peux rien. Je ne suis pas tranquille. Ni médium. Mais une vague appréhension me titille. Je la chasse d’un haussement d’épaules, destiné à éviter le torticolis qui me guette. De grosses gouttes de pluie commencent à marteler le double vitrage. Dans la chambre d’à côté, une fenêtre claque. « Le vent va balayer mes idées noires » songé-je. L’orage m’oppresse et me fascine. Comme le trac paralyse et décuple l’énergie. En cet instant, j’ai devant les yeux le souvenir de ma mère, face au public, prête à s’évanouir et incroyablement offerte à ses admirateurs venus l’acclamer. Gamine, j’adorais me cacher dans les coulisses pour l’observer et traquer ses moindres failles. Sa beauté me tétanisait, la pureté de sa voix me prenait aux tripes et j’étais sous le charme malgré moi. Tu m’as volé ma jeunesse, maman. Tu m’as réduite en miettes sans même t’en apercevoir. Tu vois, je suis irrécupérable. La maternité n’a rien changé en moi. C’est un comble : tu as beau te trouver à des milliers de kilomètres de Neuilly, j’ai la désagréable impression de n’avoir jamais été aussi proche de toi ! Tu dois être contente : ma jalousie est intacte. Crois-tu que je pourrai m’affranchir un jour de ta tyrannie ? Quand donc cesseras-tu de bouffer mon existence ? Hein ? Quand je serai morte ?
- Au fait ! Je t’ai apporté la radio. J’ai pensé qu’elle pourrait te divertir.
- Merci, Bruno. T’es un ange. Tu penses à tout !
C’est vraiment une bonne idée qu’il a eue, mon petit mari. La musique adoucit les moeurs, c’est bien connu. J’adore ce pont musical. Le saxo, y’a pas d’instrument plus sensuel...
« Nous interrompons notre programme musical quelques instants car nous venons d’apprendre qu’un crash aérien vient de se produire près de San Francisco. Un Boeing 747, en provenance de Philadelphie, s’est écrasé au sol pour des raisons encore inconnues. Il semblerait qu’il n’y ait aucun survivant. La célèbre cantatrice Anna Crista, qui devait se produire en Californie, faisait partie des passagers. »
Lovée dans les bras de son père, la petite s’est enfin décidée à ouvrir son deuxième oeil...