mercredi 9 avril 2008

Isabelle

Elle était assise là, sur le fauteuil près du lit, pauvre chose recroquevillée, le regard fixe, les mains décharnées posées à plat sur ses cuisses maigres. Elle était vêtue, comme d’habitude, d’une jupe de couleur sombre, d’un chemisier blanc défraîchi et d’un chandail beige, dont la poche droite était déformée par un mouchoir qu’elle y avait certainement glissé. Sa mise était soignée, impeccable, comme toujours. Elle avait peigné méticuleusement ses rares cheveux argentés. Sa chambre était semblable aux autres jours, soigneusement rangée ; la bimbeloterie était à sa place, sur la table de nuit et la console. Toutes deux avaient été époussetées par ma collègue du matin, qui avait pris soin de ne pas déplacer d’un millimètre ces petits objets, témoignages d’un autre temps.
Même le poste de radio trônait près du lit, comme à l'accoutumée. Seulement, en ce début d’après-midi, il se taisait, curieusement. Son antenne déployée brillait dans un rayon du soleil, qui avait réussi à s’infiltrer dans la chambre par la seule fenêtre. Août était chaud, cette année-là, étouffant même. Les pensionnaires de l’hospice ne s’aventuraient guère à mettre le nez dehors, surtout en ce début d’après-midi. La plupart somnolaient dans leur fauteuil, au beau milieu du réfectoire qui, entre chaque repas, tenait lieu de salon ; d’autres préféraient se reposer dans leur chambre, comme Isabelle, qui, aujourd’hui, avait perdu son sourire.
Isabelle était une vieille dame de 97 ans. Une vieille dame toute menue, dont la démarche aérienne en surprenait plus d’un. Elle ne posait pas le pied sur le sol, elle l’effleurait délicatement. Elle n’allait pas bien loin, ses yeux ne pouvant plus la guider. Pour rester en forme, elle avait toutefois un secret, qui n’en était pas vraiment un : chaque matin, en écoutant les informations, elle prenait appui sur le lavabo, face au miroir qui lui renvoyait une image d’elle très floue, et pratiquait sa gymnastique. Couverte seulement d’une chemise en coton et d’un jupon blanc, elle s’accroupissait puis se relevait, en s’efforçant de bien respirer. Quand elle estimait que l’exercice était suffisant, elle faisait un brin de toilette et se pomponnait. Si elle se sentait observée, elle s’arrêtait et chassait sans délai l’indésirable. Elle faisait cependant en sorte que le personnel sache qu’elle prenait soin d’elle pour avoir la paix !
Depuis combien d’années résidait-elle en ce lieu ? Elle ne le savait plus. Sa mémoire capricieuse lui jouait des tours, disait-elle en souriant malicieusement. Car elle avouait bien volontiers qu’elle voulait se souvenir des belles choses, et uniquement des belles choses. Foncièrement optimiste, elle avait toute sa vie refusé de se laisser envahir par le spleen. Or, même si elle s’en défendait, ne pas avoir été mère était sûrement son plus grand regret.
Qui avait-elle épousé ? Là encore, elle feignait de ne plus s’en souvenir. Ses yeux presque aveugles prenaient alors une expression étrange, un mélange d’agacement et d’espièglerie. Et quand on lui demandait si elle fêterait ses cent ans, elle faisait mine d’être sourde. « Est-il décent de fêter un âge pareil ? » m’avait-elle confié dans un soupir.
Vieille dame indigne – c’est ainsi qu’elle s’amusait à se désigner – Isabelle était un personnage attachant, une dame tout à fait respectable. Elle avait le charme désuet des personnes d’une autre époque et l’élégance des gens pudiques. Elle ne se plaignait pas et fuyait les rabat-joie, préférant la solitude à la compagnie assommante, la jeunesse aux vieux ronchons. Les cris poussés par des voisins déments qui tout à coup déchiraient le silence la faisaient sursauter, elle qui était si sensible au timbre des voix. Elle passait ses journées à attendre paisiblement… Qu’attendait-elle du reste ? Une visite ? Une lettre ? Une micro-révolution qui viendrait bousculer gentiment sa vie bien ordonnée ?
En ce début d’après-midi, je savais que je ne retrouverais pas la vieille dame que je connaissais. L’équipe du matin m’avait informée, il me faudrait trouver les mots pour la réconforter un peu. Un tout petit peu… Isabelle était prostrée depuis le matin, depuis qu’on lui avait annoncé que son « petit frère », âgé de 90 ans, venait de mourir.
En cette journée radieuse d’août 1985, elle venait de perdre la véritable raison qui la maintenait en vie, le seul et dernier témoin de son existence d’autrefois, son petit frère. Désormais, elle serait définitivement seule au monde…

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